- Ed Wige
Pièces Assemblées

Dimanche 26 novembre 2017, à la Fureur de lire à Genève, huit jeunes artistes ont lu des textes de « Pièces assemblées », un recueil d’écrits produit lors du far° Festival des arts vivants de Nyon, qui s’est déroulé en août 2017.
Extraits de textes rédigés par Ed Wige :
1. Déclick
mon bout est au creux de ta main | et tu me tiens | entre l’index et le pouce | un anneau en fer | écorche | mes parois lisses | sentent | ta paume chaude | et ta poignée réchauffe la mienne | car tu me mènes | en bateau | de haut en bas | de bas en haut | tenu au plus près de tes lèvres | ton souffle me taquine | et des éclats humides | s’écrasent sur ma plastique | des fois | tu t’arrêtes | pour me tenir tête | mais nous ne faisons qu’un | car je suis ta voix | un flot de paroles que je ne comprends pas | qui sur les vagues divaguent | grâce à mon câble | devant un lac scintillant | sur notre vaisseau | ton corps appareillé | telle une guerrière | saisie d’une envie vagabonde | tu chevauches mon monde | devenu plus grand | projetant tes ondes | et puis tu m’éteins |
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2. Le spectateur acteur
Ça se gratouille beaucoup.
Mais on se tient droit.
Ho la la, qu’est-ce qu’il fait là?
Puis les sourcils se froncent.
Les corps s’avachissent.
Les premiers bâillements apparaissent.
Les yeux se ferment.
On se remue pour se réveiller.
Des sourires gênés.
La tête finit entre les mains. On la gratte. On la baisse.
Mais quel dessin est-ce que ça va faire?
Pourquoi ne pas tirer la langue?
On s’agite en rythme.
Les téléphones portables apparaissent comme des champignons.
Les cheveux, une animation si commode.
A deux, on trouve des moyens de se réconforter.
On se tend un coussin pour s’allonger.
Il est clair qu’on y a tous perdu quelques centimètres.
Les regards ne sont plus forcément dirigés sur la scène.
Le groupe se scinde.
L’apathie gagne certains, une envie de meurtre les autres.
Mais comment en finir?
Lui faire avaler son microphone ou un des ses godemichés
Lui fracasser la tête avec sa raquette
Lui enfoncer dans la gorge les dessins de ses fesses
Le piétiner de notre masse critique
Le noyer avec le contenu de ses bouteilles d’eau
L’étouffer avec le coussin libre de devant
Le pendre avec le câble du rétroprojecteur
Le lapider à mort avec ses oranges
Lui boucher les voies respiratoires avec les barres de snickers
Lui trancher la gorge avec les bouts de bois par terre
L’étrangler avec ses lacets
Lui couper les veines avec les gobelets en plastique
Utiliser les chaises pour l’empaler
L’asphyxier avec les bâches en plastique
Lui prélever la trachée avec la cuillère métallique
Les plus courageux s’en vont.
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3. Les quatre fantastiques
Dans un temps très ancien, quand les titans et les fées existaient encore, se côtoyaient un géant de fer, une dame ange, une boule végétale et un lapin-hibou. Ils vivaient sur une colline toute d’or contreplaquée, sur laquelle étaient parsemés quelques arbres et une grotte; autour de la grotte, des champs de carrés de marbres roses s’étendaient à perte de vue. Comme les quatre éléments ou les quatre points cardinaux de ce petit monde, ces drôles de créatures restaient à distance les unes des autres; ainsi, ils cohabitaient en bonne harmonie, avec pour seule contrainte le temps qui passe et les intempéries de chaque saison.
Vert, poilu, doux – le lapin-hibou. Il avait aussi un nez extrêmement long, presque aussi interminable que ses deux oreilles. Aussi, on sentait une grande intelligence circuler entre ses deux grands yeux, qui éclairaient la nuit comme les phares d’un camion. A lui tout seul, il remplaçait les lucioles, les lampadaires et les néons; sans lui, les ténèbres et ses frayeurs menaçaient de recouvrir, comme un épais brouillard, la colline.
Une petite entrée, un peu plus grande qu’un trou à rats, abritait le géant de métal. A l’intérieur de cette dernière, il ne pouvait plus du tout se déplacer. Pour y entrer, il se pliait en quatre à la manière d’un couteau suisse rouillé; chacun de ses déplacements provoquait un roulement sourd dont l’intensité variait selon l’articulation sollicitée. Quand il se dépliait, il flirtait avec le soleil et chatouillait le ciel; son ombre longiligne, interminable, coupait la colline en deux à la manière d’un cutter. Ainsi en journée, silencieux et immobile, il protégeait le fort et indiquait commodément l’heure.
Une marée de mousse chantilly, un château de macarons, un assemblage de truffes blanches, un cône débordant de boules de glace vanille, une superposition gourmande de muffins et de donuts, les légendes abondent quant à l’aspect de dame ange. La plupart du temps, elle se prélassait dans ses songes, telle une colline composée de multiples vallons figée dans un sommeil éternel. Il paraissait que quiconque l’apercevait ressentait une envie irrépressible de goûter à jamais à ses vallées duveteuses. Malgré son immobilité apparente, dame ange aimait danser. A chaque fin de journée, elle commençait par s’étirer pour dégourdir ses membres, puis exécutait la danse la plus gracieuse; ce faisant, elle devenait légère, si légère, qu’on n’entendait qu’un frêle bruissement électrique à chacun des frottements de ses membres. Ses mouvements étaient si exquis que la nuit, qui aurait bien contourné la colline pour gagner un peu de temps, s’arrêtait des heures durant pour l’observer.
Et puis, il y avait aussi la boule végétale composée d’une multitude de brindilles. Sous tous ses aspects, cette sphère était fidèle à elle-même. Le vent était son ami, il la cajolait, la poussait, la secouait et faisait tourner son monde. Au passage, le cœur généreux, elle ramassait tout un tas de choses, des déchets organiques ou des objets qui ont perdu leur usage. Tous, aussi insignifiants et infimes étaient-ils, elle les intégrait à sa manière et à sa matière, avec persévérance et opiniâtreté.
Ainsi, tout semblait voguer sans cahots sur ces lointains flots. Mais voilà qu’une fois, le géant de métal vit et reconnut dame ange. Ses yeux habituellement scellés aperçurent pour la première fois cet archange. Pris d’un désir irrépressible, il se mit à la poursuivre, retrouvant sa souplesse d’antan qui fit paraître un peu plus grands ses pas de géant. Dame ange s’esquiva à plusieurs reprises, avec beaucoup de grâce et de maîtrise, mais à y regarder de plus près, ce géant-là ne l’effarouchait point; alors, elle lui prit la main. L’alliance du fer et du sucre glace. Mais il y a des histoires de cœur qui pour le bien de tous ne doivent pas se faire. Comme si le pôle nord s’alignait au pôle sud, ou que le feu tentait d’étreindre l’eau, cet amour ébranla la mécanique subtile de ce petit monde. Les tourtereaux se mirent à danser épris d’un amour à géométrie variable: la rencontre d’une droite et d’un cercle, un relief lissé, de l’acier réchauffé, une esthétique toute de noir et de blanc. Et pendant ce temps, où le temps lui-même s’était suspendu, la lumière du jour avait disparu, un épais brouillard fait d’immondices et de bile s’était propagé sur la petite colline et le sommeil avait englouti la vie qui jadis animait ces reliefs. Dame ange et le géant de fer dansaient, encore et toujours, sans jamais s’arrêter comme pris de frénésie.
- « Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre, j’ai envie de voler, de nager, d’aboyer, de beugler, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, sou er de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière ! »
Eclair, feu, foudre, fracas, grondement, orage, roulement, tempête, tonnerre, Tonnerre, TONNERRE. La dame ange s’effondra et cette histoire prit fin.
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4. Une rencontre
- Toi, t’en as pensé quoi des spectacles ?
- Ben je sais pas, je crois que j’ai pas tout compris. Avec la tête je veux dire.
- Moi avec la tête, je n’ai rien compris... Mais on peut comprendre avec le corps aussi, non ?
- Oui.
- Par exemple, pour le spectacle de la fille sur l’eau, tu t’es imaginé quoi?
- Ben, on dirait qu’elle veut vivre dans l’eau, mais moi je comprends pas, parce qu’aujourd’hui dans l’eau, il y a beaucoup de gens qui meurent. Je préfère la terre, c’est plus sûr.
- Tu es venu en bateau ?
- Non, moi pas, mais mon petit frère oui.
- Et tu as eu peur?
- Oui.
- Mon ami Meron, il m’a dit que quand sa sœur a voyagé, il avait tellement peur que sa tête s’était séparée de son corps.
- Tu sais, en Erythrée on dit «Quand deux personnes te disent que tu as perdu la tête, c’est que tu dois aller la chercher toi-même ».
- Et ça veut dire quoi?
- Ah ben, c’est difficile d’expliquer... Mais pour les spectacles, j’ai pas compris... Les gens ils voient le futur comme ça ?
- En tous cas certains futurs, je n’aimerais pas trop les vivre. Et toi, tu voudrais faire quoi de ton futur ?
- Oh j’ai juste manqué de deux points cette année, alors je sais pas, un apprentissage...
- Mais de quoi? De foot?
- Non, le foot j’ai laissé tomber, j’ai dû me concentrer sur l’école, il y avait beaucoup de travail. Mais l’année prochaine j’ai 18 ans...
- Je dois y aller, mais on se voit plus tard ? Que vas-tu
faire maintenant ?
- Ok ! Je vais aller à Mama Helvetica, attendre un peu.
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5. Son paysage
Touchant. L’homme face à ses petites choses et ses petits fétiches, le regard vers l’arrière, toujours vers l’arrière, comme si le fil de sa vie continuait à se dérouler vers le passé uniquement, plus il vieillit et plus son corps se rallonge, il déforme le temps pour tenter de se maintenir, au son d’une mélodie terne et monocorde, triste et perpétuelle, il est seul, résolument seul, seul sur une terre faite de béton et de déchets, le voilà qui chante pour oublier, puis qui brasse de l’air, insignifiant qu’il est, le corps las et le pas saccadé, il se cherche dans un tas de petites choses qui l’entourent sans se trouver, les objets sont à la fois ses outils, ses souvenirs et ses animaux de compagnie, sa présence défait le vivant, ses yeux vides ternissent les regards vers lui tournés, il écorche les roses depuis longtemps fanées, s’il pouvait se débarrasser de sa peau, il le ferait, alors il s’anime par couches en surface colorées, asphyxie l’air ambiant et fait semblant de vivre. Seul.
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6. Tip top le spectacle
Bon, bah, je me retrouve comme un couillon à un spectacle, genre guindé et tout. Ça fait pourtant des années que ça m’était pas arrivé. Enfin, des spectacles ouais – mais plutôt des kermesses et des foires. On allie l’utile à l’agréable, et entouré de copains. Mais bon... ben, aujourd’hui me v’là entouré de plein de jeunes cons qui sucent encore le sein de leur mère. Y’a pas à dire, Gégé fait un peu tache, j’entends. Et pis, c’est qu’ils ont pas de chaises dans c’te salle, mais ils nous filent un tas de coussins. Dormez, qu’elle nous dit la nénette sur scène. Vous pouvez regarder ou pas pendant que je danse, qu’elle dit aussi. Chez moi, elle est gratuite la sieste nomditchou! Maintenant s’il faut payer pour s’emmerder, c’est qu’on est tous devenus fous !
Pis, genre ça commence. On nous balance un film américain avec plein de texte, mais sans Clint Eastwood ou John Wayne. J’ai zieuté un peu, mais n’ai pas tout capté. Un truc de sommeil qu’ils disent. Mouais. C’est pas tout clair c’thistouare. En plus, Gégé, il a jamais eu de soucis pour fermer l’œil jusqu’ici, et dans le pire des cas, un peu de Williamine et pan – c’est parti. C’est après ça que la d’moiselle, elle revient sur scène.
Elle est pas mal la petite – menue mais avec une bonne assise. Des cuisses et mollets solides qui doivent bien s’agripper à la taille d’un bon gars. De beau cheveux, tout bien peignés. Dommage que le décolleté soit pas plus généreux. Mais d’expérience, ça n’en dit pas grand chose.
Elle est en robe la nénette, et elle dit qu’elle va montrer ce qu’elle va faire. Elle fait des tours sur elle-même, des pas de bambi qu’elle dit et que j’ai beaucoup aimés, et des trucs sur le sol. C’est bien différent des danses qu’on y voit au cabaret. Y’a bien la p’tite robe qui lui colle tout dessus pendant qu’elle fait. On voit les belles jambes, les bras comme du lait, et même un peu le décolleté. Et pis, elle répète ça des fois et des fois. Et des fois et des fois encore. Au bout d’un moment je crois que j’ai quand même fermé l’œil. Le reste est vite passé du coup. Les autres ils m’ont regardé bizarre à la fin, c’est que j’ai dû y ronfler. Mais rien que pour le pas de bambi, j’y r’viendrais.
1
Performance : FIRE ON WATER / Ça flotte ou ça coule ? (Pamina de Coulon cie BONNE AMBIANCE)
Filtre de perception : Mégaphone, blanc, datant de quelques années, accessoire de spectacle
2
Performance : Digital Technology (Marten Spangberg)
Filtre de perception : Zoé, zoologue, 32 ans, vient de rentrer de l’Equateur, spectatrice
3
Performance : Ermitologie (Clédat & Petitpierre)
Filtre de perception : Alice, revenue du pays des merveilles, 14 ans, spectatrice (avec extrait de Gustave Flaubert, La tentation de Saint Antoine)
4
Performance : FIRE ON WATER / Ça flotte ou ça coule ? (Pamina de Coulon cie BONNE AMBIANCE)
Filtre de perception : Deux spectateurs du far°, une femme de 32 ans, un homme de 17 ans
Texte produit en collaboration avec Lucie Schaeren
5
Performance : Digital Technology (Marten Spangberg)
Filtre de perception : Je
6
Performance: Exit (Alix Eynaudi & Kris Verdonck)
Filtre de perception : Gégé, gérant d’un bordel à Payerne, 60 ans, marié à deux reprises, sans enfant (personnage de la performance Tes mots dans ma bouche d'Anna Rispoli, Lotte Lindner & Till Steinbrenner)